E. S. G., le fumeur insomniaque
À la fin de l’année 2019, le collectionneur d’art brut et galeriste Éric Gauthier repère sur internet de petits dessins mis en ligne par un antiquaire de Barcelone et les acquiert immédiatement. Internet s’apparente parfois à une version contemporaine du marché aux puces, tel que le fréquentaient les surréalistes : un lieu où l’on fait des trouvailles dont la découverte se pare de la magie d’une véritable rencontre… De fait, Éric Gauthier apprend très rapidement que l’antiquaire a lui-même trouvé ces œuvres au marché aux puces cinq ans plus tôt. En outre, cette trouvaille est sans doute advenue grâce à une première découverte qui avait eu lieu à Barcelone – une ville pour laquelle le collectionneur d’art brut éprouve désormais une forme d’« affinité élective »…
Hassan et la nécessité de l’aventure brute
Il y a dix ans, en 2009, Éric Gauthier est saisi par une œuvre accrochée aux murs de l’appartement dans lequel il séjourne à Barcelone. Il se renseigne et part à la recherche de l’auteur, qu’il rencontre dans le quartier du Born. Ousseynou Gassama (dit Hassan) est un Sénégalais qui vit dans la rue et dessine sur des caisses de vin récupérées sur les docks. Sur ces panneaux de bois découpés, Hassan trace à la règle des architectures minimalistes, sans doute puisées dans de chics magazines de décoration jetés à la poubelle – des dessins d’une grande pureté, agrémentés d’un poinçon qu’il insère au marteau, en guise de signature. Pendant deux ans, Éric Gauthier lui rendra visite à plusieurs reprises, lui achètera des pièces jusqu’à ce qu’un jour Hassan disparaisse. L’artiste se montrait totalement indifférent au destin de son œuvre ; et les touristes qui passaient devant lui sur le chemin du musée Picasso le lui rendaient bien : sur le trottoir, les conditions d’exposition manquent à certains pour voir une « œuvre ». Il reste qu’Éric Gauthier a fait entrer les dessins d’Hassan dans le champ de l’art (brut) et que cette œuvre a inauguré son activité de galeriste – cette découverte et cette rencontre ont stimulé la « nécessité » de mettre sa collection en acte, de continuer à découvrir et à faire exister des œuvres qu’on ne voit pas. On comprend dès lors la charge particulière dont est lestée Barcelone dans cette histoire.
Trois cents dessins dans une boîte en carton
C’est le lien avec Barcelone qui a motivé cette recherche particulière sur internet, la découverte de ces images singulières mises en ligne par l’antiquaire catalan, l’acquisition de quelques dessins puis finalement la négociation du lot entier. C’est ainsi qu’une petite boîte contenant environ trois cents dessins a été livrée à la galerie du Moineau écarlate à Paris en décembre 2019.
« Vous regardez de vieilles photographies ? », demande un visiteur alors qu’Éric et moi sommes penchés sur les dessins sortis de leur boîte et éparpillés sur une table. C’est dire le mode d’attention dont était chargée l’atmosphère : non pas des yeux froids d’experts, mais le regard affectif de grands enfants qui auraient retrouvé des photos de famille dans la malle d’un grenier ! C’est ce que produit cette œuvre (et pas seulement lors de la première contemplation) : l’impératif d’une attention exclusive générant une sorte de gêne. Et une question lancinante : pourquoi cette émotion familière et cette étrange intimité ? Le petit format des dessins associé à leur grand nombre ? La délicatesse du trait qui touche immédiatement ? Les sujets, leur simplicité et leur récurrence, évoquant une forme de solitude, une complicité avec la nature, l’hostilité sourde du monde qui renvoient à une nostalgie commune, une émotion universelle ? Tout cela à la fois sans doute, mais aussi et surtout le fait que cette œuvre est anonyme ou presque.
Signé E. S. G. : revendication anonyme
C’est à la lumière de la conception de l’art qu’a forgée l’art brut que l’on aborde ces petits dessins et qu’on les fait entrer dans le champ artistique. Or, dans l’histoire de l’art brut, l’anonyme a une place et une valeur particulières. Tout d’abord, l’art brut, par définition, incarne un « art qui ne connaît pas son nom », pour reprendre les termes de Jean Dubuffet dans « L’art brut préféré aux arts culturels ». L’anonymat constitue une caractéristique idéale pour un art qui ne veut pas entrer dans les cases : il ne se laisse pas aisément assimiler par la critique qui aime relier l’œuvre à la biographie, il résiste au vedettariat dont le marché de l’art est friand, enfin il est difficile à classer et subvertit les catégories existantes.
Les collections d’art brut aujourd’hui comportent un grand nombre d’auteurs anonymes, et la toute première exposition d’art brut, qui s’est tenue en novembre 1947 au sous-sol de la galerie René Drouin place Vendôme, présentait des sculptures anonymes, surnommées les « Barbus Müller ». Dans la plaquette de l’exposition, Dubuffet insistait avec impertinence : « Tous éléments d’information sur ces statues font total défaut. Aussi bien s’en passent-elles allègrement. » L’œuvre doit être appréciée de manière autonome, dans sa singularité, certes, mais n’en déplaise à Dubuffet, l’anonymat auréole l’œuvre (et son auteur) d’un mystère qui suscite immanquablement un désir d’enquête !
En l’occurrence, sur les dessins arrivés de Barcelone, surgissent à plusieurs reprises trois initiales : E. S. G. Et l’on ne croit pas se tromper en les apparentant à une signature. Signer est un geste d’auteur, qui n’implique pas qu’E. S. G. se considérait comme un artiste mais indique qu’il revendiquait la paternité de ses dessins. Le fait qu’il les ait conservés laisse également à penser qu’il leur accordait une valeur : dessiner n’était pas une simple manière de tuer le temps, il se jouait quelque chose d’important dans cette pratique.
Si, comme l’écrivait Dubuffet, l’art brut manifeste l’« opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir de ses propres impulsions », la pratique artistique est toujours l’occasion pour son sujet de se réinventer lui-même, en tant qu’auteur d’une invention qui fait sens pour lui (pour lui seul, parfois) – un sujet qui n’a rien à voir avec l’individu social qu’il est par ailleurs. Et l’on n’hésitera pas à faire l’hypothèse que c’est ce qui passait pour E. S. G. En dessinant, d’une manière qui n’appartenait qu’à lui, cet homme dont on ignore le nom se réinventait autrement, en tant qu’E. S. G.
Oui, on imagine également qu’il s’agit d’un homme, et il faut reconnaître que les arguments à l’appui de cette intuition sont moins théoriques ! Mais peu de femmes fument des cigarillos, non ?
Cigarillos des Canaries et somnifères suisses
Si la plupart de ces dessins sont signés E. S. G., cette œuvre reste anonyme : on ne sait pas qui est E. S. G., l’énigme reste entière. Ce qui pousse à interroger l’œuvre elle-même, en en la retournant dans tous les sens ou en l’observant à la loupe.
Ce sont en effet les versos des dessins qui livrent le plus d’indices. Presque tous ont été exécutés sur le même support : des boîtes de cigarillos soigneusement découpées. Indéniablement, E. S. G. fumait le cigare. Autre preuve : certains dessins semblent avoir été légèrement roussis par inadvertance. Et les marques de ces cigarillos fabriqués en Espagne (« Para la renta de tabacos de Espana ») ou aux îles Canaries (« Labor de Canarias »), semblent bien confirmer que l’auteur était originaire d’Espagne ou du moins qu’il y vivait.
Autre support, utilisé plus ponctuellement : des boîtes d’emballage de somnifères, du laboratoire Roche, fabriqués en Suisse et distribués en Espagne. Une notice de ces mêmes somnifères, découpée en quatre, fait elle aussi office de support à des dessins sur sa face non imprimée.
On ne s’attendait pas à ce que les versos des dessins d’E. S. G. nous plongent dans l’intimité de ses nuits blanches et enfumées… L’envers de l’œuvre dévoile finalement presque trop de son auteur. Plutôt que de s’aventurer dans une analyse psychologique hasardeuse, nous opterons pour un surnom caractérisant pudiquement le tempérament de notre inconnu : « le fumeur insomniaque ».
Dans une préoccupation plus historienne, nous avons découvert au verso de deux dessins deux timbres qui datent de la Seconde République espagnole (1931-1939) et permettent de situer l’œuvre dans les années trente. Période de la « Guerre d’Espagne », guerre civile qui a inauguré la longue nuit dictatoriale du général Franco. De ce conflit fratricide, rien de directement repérable dans les dessins d’E. S. G., même s’il en sourd une atmosphère quelque peu oppressante… « Tout de même, c’est violent », me disait Éric Gauthier qui imagine E. S. G. soldat. Ils étaient environ 500 000 de part et d’autre, républicains ou nationalistes. E. S. G. aurait en effet pu être enrôlé par le général Franco, dessinant ses paysages de campagne au fil des déplacements des troupes : aux Canaries, dans le sud de l’Espagne et peut-être même en Afrique du Nord, au vu de certains éléments d’architecture dans les dessins… On se dit que s’il avait été républicain, son engagement aurait été lisible dans ses dessins. C’est discutable ; mais c’est l’une des forces de l’anonyme que de nous engager à imaginer de multiples possibles…
On pourrait aussi fantasmer le fumeur insomniaque « travailleur saisonnier », voyageant dans le pays au gré de la demande de journaliers. Lors de l’avènement de la Seconde République, en 1931, l’Espagne était un pays encore très rural, en retard dans son industrialisation, divisé par de grandes inégalités sociales : huit millions d’Espagnols vivent dans la misère, soit le tiers de la population, tandis que vingt mille personnes possèdent la moitié du pays. Pour en finir avec le latifundismo – système de vastes propriétés terriennes, exploitées extensivement en monocultures et à l’origine du chômage rural –, le gouvernement républicain mit en place une « loi agraire », visant à exproprier les grands domaines pour les réattribuer aux journaliers ou aux petits paysans. Mais, dans un premier temps, une « obligation de culture » forçait les propriétaires à ne laisser aucune terre en jachère ; on eut donc encore davantage besoin de journaliers dans les provinces latifundaires… La société resta polarisée par les grands propriétaires tandis que les journaliers sans terre continuèrent à constituer la catégorie sociale la plus nombreuse. E. S. G. a pu être l’un de ces travailleurs voués à l’instabilité et à la précarité…
Dessiner des châteaux en Espagne…
E. S. G. a réalisé quelque trois cents dessins, presque tous exclusivement au crayon graphite, à l’exception de quelques-uns où surgit discrètement une nuance rouge ou orangé et d’une « série » polychrome aux crayons de couleur. Que dessinait-il ? Principalement des paysages – avec des champs, avec vues sur la mer, avec ponts de chemin de fer, rails et tunnels, parfois avec une petite église, un manoir ou une sorte de château –, des éléments d’architecture isolés et, avec prédilection, des arbres.
Dans ces paysages, toujours déserts, ce qui est remarquable avant tout, c’est la force de la composition, qui souvent fait penser à la photographie noir et blanc : une masse très sombre, un rocher, une meule de foin peut-être, un élément d’architecture au premier plan, retient l’œil, l’appelle et le stoppe en même temps, et contraste fortement avec l’arrière-plan, traité avec délicatesse dans des camaïeux de gris. Cette masse sombre peut aussi constituer un faux horizon, la perspective bouchée d’une ligne de fuite, l’intérieur d’un tunnel par exemple, où là aussi l’œil est happé et contrarié, voire angoissé…
Au vide du paysage, peut répondre la présence d’une maison ou d’une petite église, perchée sur une colline, la cheminée d’un bateau à vapeur ou d’un bâtiment industriel au loin. E. S. G. avait le sens de la composition et du contraste. C’est ce contraste qui constitue à la fois le rythme de l’œuvre et sa capacité à troubler. En outre, souvent on hésite entre la terre et la mer, l’aube ou le crépuscule… Nous ne sommes jamais dans l’évidence d’une sensation.
Les ouvertures sur l’horizon, les lignes de fuite, les allées bordées d’arbres qui mènent parfois à un bâtiment, immanquablement, se ferment : les ponts, les rails n’aboutissent nulle part ; les maisons sont trop loin pour être atteintes, les belles demeures sont protégées par des enceintes et des grilles. Il en émane une sensation douce et oppressante à la fois de solitude déterminée.
Ce qui perturbe également, c’est précisément la mise à distance de l’émotion. E. S. G. travaille à fouiller la précision de son dessin, mais il ne se situe jamais dans l’expression. Il maîtrise ses techniques qu’il semble expérimenter et peaufiner, seul : il tire amplement parti de son seul crayon dans le trait, fin, appuyé ou hachuré, le noir saturé ou les nuances de gris, comme dans le travail des ombres et des lumières. On a l’intuition que cette technique n’a pas été apprise mais acquise à force d’exercice. Autrement dit, le fumeur insomniaque est autodidacte. « Il ne cherche pas s’exprimer, c’est beaucoup plus urgent que ça », dit Éric Gauthier. « Il est en mission. »
En effet, à côté des paysages, certaines séries prennent des allures d’inventaires : des tours, dont certaines sont titrées (Torre rutilante, Torre Losange, etc.) et s’accompagnent parfois même de l’indication de dimensions ; des colonnes, quelquefois agrémentées d’une horloge ; des palais (Palazio Mongolfier) ; des phares ; des fontaines ou des kiosques, comme ceux que l’on trouve sur les places des villes, mais qui ne fonctionnent pas, ne vivent pas ; d’intrigants « bassins » en pierre, vides eux aussi ; et des rails de chemins de fer, encore. Là aussi, on pense à la photographie, car le cadrage est resserré, parfois volontairement décentré. E. S. G. inventorie le monde à sa manière, en opérant des choix subjectifs. On ne sait pas s’il a pris des modèles réels, s’il puise dans ses souvenirs ou s’il invente ses sujets : ce qui est certain, c’est qu’il les traite à sa manière, de façon autonome et libre. Certaines architectures semblent avoir été déplacées, réinterprétées. Il n’y a aucun souci de ressemblance – rien à voir avec des cartes postales –, pas plus que d’expressivité : le sujet artistique invente mais ne s’exprime pas.
La seule présence, quasi charnelle, c’est celle des arbres, sujet de prédilection d’E. S. G. Il aime les arbres et semble leur rendre hommage : différentes espèces, différemment organisées, sagement alignées ou foisonnantes. E. S. G. dessine les arbres avec un soin absolu, une extrême délicatesse – on perçoit la douceur des frondaisons… On pense parfois aux estampes japonaises, aux impressionnistes.
Outre ces différentes « séries », persistent des énigmes et des inclassables. Quelques dessins sont en couleurs, qui ressemblent aux paysages en noir et blanc, sur un format un petit peu plus grand, mais qui ne sont pas signés : le passage aux crayons de couleur aurait été une tentative avortée, insatisfaite. Les circonstances avaient peut-être changé, les boîtes de cigarillos n’en fournissent pas le support, mais un papier vierge et fragile, de mauvaise qualité.
Car le contexte de création est également source de fantasme : il a déterminé la singularité de cette œuvre et sa force. Vraisemblablement E. S. G. faisait avec ce qu’il avait sous la main : supports de récupération (boîtes de cigarillos et de somnifères) et un simple crayon à papier. Et il tire le meilleur parti de ce rien. Le soin avec lequel les cartons d’emballage sont pliés et découpés est remarquable : il se crée un espace de création qu’il compose toujours différemment. C’est pourquoi on l’imagine précaire, et pas sédentaire : un voyageur, plus ou moins malgré lui, sensible à l’endroit où il échoue à chaque fois. Ce qui expliquerait aussi sa solitude. Un homme sans attaches, n’ayant jamais le temps d’en créer, n’en souhaitant pas… Car l’œuvre est vide de toute présence humaine, parce que les habitations sont toujours à distance, voire inatteignables. Certains dessins montrent une petite maison éclairée, au loin : d’autres vies sont là, qu’il n’ignore pas mais avec lesquelles il ne communique pas. De nombreux dessins induisent une hésitation entre l’aube et le crépuscule – heures fatidiques pour un insomniaque.
Alors on l’imagine, pendant ces nuits sans sommeil, seul, fumant ses cigarillos et dessinant…
Céline Delavaux, avril 2020