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Cédric Laplace

(Né en 1977 à Lyon, France)

 

Cédric Laplace : vibration brute et écriture sonore

 

La biographie de l’artiste n’est pas fondamentalement nécessaire à l’appréhension de son œuvre. En outre, dans le champ de l’art brut, le discours critique qui se fonde sur le biographique l’exploite trop souvent pour faire vibrer la corde pathétique. Mais on peut en prendre le risque en écoutant le principal intéressé. En 2019, dans un entretien avec Éric Gauthier, Cédric Laplace se racontait de manière succincte et terriblement efficace.

« Je suis précoce. Je suis surdoué. Classes prépa, sous-admissible à Normale sup. Je n’ai pas eu de problèmes pour faire mes études. L’emmerdant, c’est toutes ces années 1998-2005 : j’ai passé des diplômes jusqu’au DEA de philo, mais j’étais alcoolique, drogué… » Cette période parisienne est close : Cédric Laplace a finalement été « remis sur pied » par le Dr Lemoine à la clinique de Mézieux, près de Lyon où il habite maintenant. Ce qui a constitué un nouveau départ, une « origine », dit-il.

D’autres « origines » ou « foyers d’énergie » sont identifiés : la première exposition, et avant cela, en 1991, Les Doors, le film d’Oliver Stone : la poésie, la musique, le chamanisme, tout m’était révélé[…] comme quelque chose qui vient taper la pensée, la diriger vers un nouveau sens. C’est exactement ça. » Autrement dit, « Les Doors, c’est aussi un foyer d’énergie sur lequel je vis encore ». Pour Cédric Laplace, « chaque vie se distribue avec des foyers d’énergie et chacun d’eux va diffuser jusqu’à sa fin » : « Les pulsions qui ont innervé ma vie jusqu’à maintenant sont encore actuelles et je peux m’en servir pour demain. »

Même vie, autre fil : « C’est parti d’un simple chagrin amoureux. » Cédric Laplace poursuit : « Quoi qu’il en soit, ça se serait manifesté : j’ai fait ce qu’on appelle une décompensation. » Si tout le monde sait ce qu’est un chagrin d’amour, peu ont éprouvé une « décompensation ». Petit rappel de définition : « Faillite des mécanismes régulateurs, à la suite de laquelle les troubles dus à une maladie provoquent des perturbations très graves dans l’organisme », selon LeGrand Robert. Cédric Laplace quant à lui maîtrise parfaitement le lexique psychiatrique : il évoque ses symptômes, pathologies – catatonie, hébéphrénie, etc. – ainsi que son diagnostic de schizophrénie : « Le schizo n’a pas d’identité : on ne se laisse pas fixer… » Le sujet s’auto-analyse de manière lapidaire et ne laisse pas n’importe qui s’aventurer sur le terrain de son inconscient : « Le psychanalyste arrive : “Alors, ton problème, c’est papa…” Qu’est-ce que vous me racontez encore comme conneries de papa-maman : je ne suis pas dans ces problèmes-là, moi, je suis dans l’esthétique, je suis dans l’éthique. Je suis dans la construction de moi-même, je suis dans le masque… » C’est dense et efficace encore une fois, c’est prononcé avec un sourire : le personnage séduit et intimide.

Un peu plus tard dans la conversation, Cédric Laplace dit : « J’ai cette chance d’avoir l’allocation adulte handicapé parce que je suis schizophrène. » Pragmatique. Du point de vue de l’art, en effet, le fait de ne pas être obligé de travailler laisse du temps pour la pratique plastique… Cédric Laplace dessine depuis 2008, et de manière assidue depuis 2015.

 

 

Dans le champ de l’art brut

 

Pourquoi appréhender l’œuvre de Cédric Laplace dans le champ de l’art brut ? Peut-être d’abord pour éviter de voir ses dessins interprétés comme des symptômes et esquiver l’étiquette réductrice d’« artiste schizophrène »…

Car, quand Cédric Laplace dit : « J’ai commencé à dessiner pour mettre fin à une angoisse » ou encore « Maintenant le dessin est vital pour moi. Je ne serais pas en bonne santé si je ne pouvais pas dessiner », on aurait tôt fait d’attribuer une valeur thérapeutique à sa production plastique, de réduire sa spécificité au caractère pathologique énoncé par l’auteur lui-même. Il s’agira donc avant tout de maintenir cette œuvre dans le champ artistique. Et l’art brut peut être l’outil adéquat.

Si ces dessins ont été présentés au musée de la Création franche à Bègles, à la Biennale d’art hors-les-normes à Lyon, c’est sans doute en partie parce que leur auteur correspond au fantasme de l’artiste « brut ». Cédric Laplace est autodidacte en matière artistique et, dans notre société, sa schizophrénie le place hors de la « normalité ». Il s’est lancé dans la pratique plastique tardivement, à la faveur d’une rupture, voire même à la suite de plusieurs situations traumatiques. Il travaille seul, sans modèles, sans références artistiques, du moins il ne semble pas s’intéresser particulièrement à l’histoire de l’art, il ne parle pas d’autres artistes (sauf d’Henri Michaux et… d’Évelyne Postic). Il n’est certes pas indifférent à la réception de son œuvre mais ne commente que très peu son travail, alors qu’il est très loquace et pertinent dans bien d’autres domaines. Définir Cédric Laplace comme un artiste « brut » serait lui appliquer un nouveau « masque »… À quoi bon ?

Parce que l’art brut permet d’appréhender des œuvres marginales – que les catégories traditionnelles de l’histoire de l’art résistent à légitimer – en dépassant également les catégories « marginales » préexistantes, et notamment celles d’art psychopathologique, ou d’art-thérapie. Jean Dubuffet a réglé la question par une formule efficace : « Il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou. » Ce qui signifie qu’il n’y a pas de style propre à la « folie » et que les œuvres en question ne tirent pas leur valeur de la pathologie présumée de leurs auteurs. Autrement dit, l’art brut sort ces productions du champ médical pour les faire entrer dans celui de l’art. Et l’on peut alors les appréhender comme des œuvres. Quand Cédric Laplace parle de « construction de [s]oi-même », d’« esthétique » et d’« éthique », c’est ce cheminement que l’on entrevoit. Si sa production entre dans le champ de l’art brut, elle est légitimée en tant qu’œuvre d’art et, du même coup, l’auteur y gagne une reconnaissance en tant qu’il est le sujet de cette œuvre. Il investit du même élan le champ esthétique – il devient un artiste – et le champ éthique – sa singularité, interprétée comme une marginalité, devient une valeur.

Cette valeur de singularité propre à l’œuvre d’art, Jean Dubuffet en faisait un critère esthétique essentiel. Pour l’inventeur de l’art brut, la qualité première d’une œuvre d’art, c’est l’invention. De son côté, Cédric Laplace déclare, mi-sérieux, mi-amusé : « Ma conception de l’art, pourquoi j’en fais ? C’est parce que ça n’a pas été fait. Il faut bien que quelqu’un s’y mette. »

 

Une écriture plastique et sonore

 

« J’aime beaucoup écrire en plein milieu de mes tableaux. J’adore ça. Autant quand j’écris, je vais dessiner ; autant quand je dessine, je vais écrire », commente Cédric Laplace. Les deux pratiques s’appellent l’une l’autre et peuvent travailler ensemble. « L’écriture entre après le dessin », précise l’artiste. Ce n’est donc pas une écriture qui deviendrait purement graphique ou simple gribouillis. Et il n’y a évidemment aucune valeur de message dans cette écriture qui outrepasse toute fonction communicative : « Même moi, je n’arrive pas à me relire », s’amuse Cédric Laplace.

Le champ de l’art brut fourmille d’œuvres qui mêlent écriture et figure, sans doute d’abord parce que ces artistes dits « bruts » ne se soucient guère de cette partition très culturelle entre écriture et dessin. Dans nos sociétés occidentales, la plupart des enfants s’arrêtent de dessiner quand ils apprennent à écrire, répondant là à une injonction éducative tacite. L’intérêt de la marginalisation, c’est qu’elle peut éventuellement permettre d’esquiver les normes… Et ce qui est intéressant, c’est que quand l’écriture (re)devient un matériau plastique, elle décuple ses fonctions et vient nous interroger sur ce à quoi, dans le domaine du « normal », nous l’avons réduit.

Là encore, Cédric Laplace formule efficacement cette question : « J’ai compris que j’aimais l’écriture parce que c’était une activité plastique.C’est comme ça que j’ai commencé à faire des traits[…]. » Sa pratique graphique redonne corps à l’écriture.

Lorsque j’ai découvert les dessins de Cédric Laplace, j’ai pensé à une œuvre du Japonais Koji Nishioka : une œuvre graphique, encre noire sur papier, dont une série de traits concentriques semblent sortir d’un morceau de partition dessiné de manière vibratoire. En fait, on se demande ce qui produit le plus de son : les traits pleins d’élan ou les notes dessinées sur la portée. Au-delà du rapprochement formel entre deux manières de dessiner qui mêlent écriture et figure, si j’ai pensé à cette œuvre de Nishioka, c’est parce que des dessins de Cédric Laplace émanent aussi du son, des vibrations sonores, du sourd, du strident, du staccato, du legato, du crescendo, du diminuendoet bien d’autres effets de la panoplie des termes musicaux.

Cédric Laplace parle en effet de « vibrations », qui émanent de lui et se traduisent graphiquement par ce qu’il appelle des « petits degrés », des « escaliers » : « J’allais très vite, j’ai essayé de ralentir, et j’ai lié les vibrations. Et ça a fait ces petits escaliers. » Mais il parle aussi de musique : en regardant l’un de ses dessins, il évoque « un très beau morceau de Miles Davis où il donne de petits coups de trompette… »

Ainsi, Cédric Laplace a trouvé une manière de dessin qui redonne à l’écriture sa dimension plastique mais lui réinsuffle aussi une puissance sonore. Finalement, on pourrait dire que sa manière singulière de dessiner réinvente l’écriture…

 

Céline Delavaux