The Answer to the Ultimate Question of Life, the Universe
and Everything is 44*

 

La terreur de son enfance, la « mère quarante-quatre », autrement dit le mille-pattes, dont on disait qu’il se faufilait dans l’oreille du dormeur pour aller s’agripper au cerveau !

Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios,1993.

 

Il est toujours trop facile et quelque peu impudique d’éclairer l’œuvre d’un artiste par sa biographie. D’autant plus quand ce dernier est décrété « brut » puisque sa vie promet alors de regorger de pathos… Tel est bien le cas d’Alex Xatkevich, mais il est cependant un événement de son existence que l’on ne peut contourner. Il se résume à un chiffre : 44.

Condamné à mort pendant quarante-quatre jours, enfermé depuis près de cinquante ans, Alex Xatkevich s’applique désormais à élaborer une œuvre plastique très raisonnée qui décline ses préoccupations personnelles, inaliénables en même temps que fondamentalement humaines : le temps, l’amour, l’abondance.

 

La brutalité d’une destinée

Alex Xatkevich correspond idéalement au profil de l’artiste brut tel qu’il est défini par l’histoire de l’art. Les créateurs concernés sont pourtant d’une indéfinissable singularité, mais les catégories réclament des critères de classement, même dans le cas de l’art brut qui est un concept critique des catégories esthétiques… Alex Xatkevich est autodidacte, il crée alors qu’il est interné dans un hôpital psychiatrique, dans une situation de rupture sociale et psychologique, loin de toute influence culturelle « cultivée », et sa pratique artistique est advenue tardivement, passée la cinquantaine.

Si la destinée d’Alex Xatkevich trace le portrait-robot d’un auteur « brut », sa personnalité discrète et le secret médical lui conserveront une part d’insaisissable. Il est né en 1950 à Riga en Lettonie, pays alors annexé par l’URSS en tant que nouvelle « République socialiste soviétique ». Il passe sa jeunesse dans un pays opprimé où les résistants au régime sont envoyés dans des camps par dizaines de milliers, une période de russification où les Lettons tentent nostalgiquement de préserver leur identité nationale grâce à un travail de mémoire. C’est également une époque où l’on manque de tout, biens de consommation comme produits agricoles. Ce sont peut-être ces manques que répertorie l’œuvre d’Alex Xatkevich, sous forme d’objets figés cristallisant des souvenirs organisés selon un système dont l’artiste seul détient la clé.

En 1968, Alex Xatkevich a 18 ans quand il se fait arrêter, sans doute pour des activités politiquement dissidentes. Condamné à quinze ans d’emprisonnement, il vivra dans divers camps de « correction par le travail » jusqu’en 1983. Il aura donc purgé sa peine jusqu’au bout. Il travaille comme docker avant d’être à nouveau privé de sa liberté trois ans plus tard. Accusé de meurtre, il est condamné à la peine capitale qu’il attendra quarante-quatre jours dans le couloir de la mort. Finalement jugé « malade mental incurable », il échappe à son exécution et troque les murs de la prison contre ceux d’un hôpital psychiatrique près de Kaliningrad, un territoire russe exclavé, situé entre la Pologne et la Lituanie. Un drôle de point sur la carte, où réside encore aujourd’hui Alex Xatkevich.

L’hôpital psychiatrique de Kaliningrad s’apparente à un établissement carcéral : cet homme a donc vécu enfermé pendant toute sa vie d’adulte à trois petites années près. Les conditions de vie dans un hôpital psychiatrique sécurisé ne sont pas plus réjouissantes qu’en prison ; s’y ajoutent les traitements médicaux : pour ce que l’on sait, Xatkevich a subi jusqu’à des électrochocs et se voit toujours administrer des neuroleptiques.

 

« C’était mieux de faire ça que de rester assis… »**

C’est l’installation d’un atelier d’art-thérapie au sein de l’établissement au début des années 1990 qui a changé le quotidien du patient prisonnier. Un quotidien qui consiste sans doute en des repas insipides, des promenades grises chronométrées, la prise obligatoire des médicaments, quelques programmes télévisés autorisés et de rares publications à disposition. Invité à participer à l’atelier, Xatkevich a commencé à dessiner pour ne plus jamais cesser. Il explique sa décision de manière pragmatique : « C’était mieux de faire ça que de rester assis dans une pièce à regarder le plafond et les murs. » Pourquoi a-t-il poursuivi ? La réponse est tout aussi lapidaire : « Tout le monde aimait mes dessins. »

Trois fois par semaine, pendant deux heures et demie, Xatkevich dessine et peint. S’il n’est pas indifférent à la réception de son travail, il se montre semble-t-il imperméable aux directives de l’art-thérapeute. Des témoins rapportent qu’il reste dans son monde. De fait, sa technique et ses sujets n’appartiennent qu’à lui. On ne peut parler d’un « naïf » qui tenterait de « bien faire », d’imiter la manière académique, même si le travail est très appliqué. Il semble évident qu’Alex Xatkevich n’a jamais mis les pieds dans une école d’art et qu’il n’a pas non plus de références en histoire de l’art. Comment sa vie le lui aurait-elle permis ? Quant à dire qu’il s’évade dans un monde imaginaire… Là encore, un commentaire de l’auteur est sans appel : « Je dessine ce qui est le plus facile », ce qu’il dit trouver « déjà assez difficile, peut-être à cause des médicaments ». La camisole chimique ne favorise pas l’épanouissement artistique, c’est certain.

Ce que l’atelier détermine par ailleurs, ce sont le support et les matériaux : un papier blanc de format standard, sur lequel il trace au crayon les contours de formes qu’il colore ensuite soigneusement à la gouache. Un matériel d’écolier, tel que revendiqué par Jean Dubuffet qui dans les années quarante s’était mis à utiliser de « petites boîtes de couleurs à l’eau (comme celles en usage dans les écoles) »pour atteindre à la simplicité pure de l’auteur « brut ».

Et la simplicité pourrait bien relever de la pureté chez Alex Xatkevich, lui qui aime les chiffres, les diamants et la neige…

 

Quand les chiffres prennent sens

Lorsqu’Alex Xatkevich a commencé à dessiner, le chiffre 44 était omniprésent : sous sa simple forme graphique ou plus subtilement correspondant au nombre d’éléments dessinés. Quand on lui demande la raison de la présence récurrente de ce chiffre dans son œuvre, il fait évidemment référence aux quarante-quatre jours qu’il a passés dans le couloir de la mort. « Une sorte de chiffre porte-bonheur, peut-être… C’est ce que l’on pourrait de dire… »

Xatkevich explique que le chiffre 4 renvoie également à 44 jours, mais sans davantage d’éclaircissements. Cependant les chiffres font sens au-delà de leur rapport à l’événement qui a traumatisé la vie de l’auteur. En ce qui concerne le 16, par exemple, qui est certes un multiple de 4, Xatkevich rappelle qu’il correspond au poids atomique de l’oxygène : c’est un chiffre « extrêmement important pour les humains ». Car par son œuvre, Xatkevich semble toujours se préoccuper du bien-être de l’humain… Et cette bienveillance pourrait bien être l’un des enjeux de son travail.

Les fleurs et leurs pétales peuvent être dessinés par groupe de cinq, parce que le 5 « est une bonne note à l’école » : il renvoie donc à l’univers scolaire, très présent, peut-être parce qu’en dessinant l’auteur se réconcilie avec une pratique qu’il n’avait pas expérimentée depuis l’enfance et aussi sans doute parce que cette période lui apparaît désormais comme une sorte de paradis perdu. Il y a là aussi le désir de faire beau et bien – chez Xatkevich, les deux valeurs sont équivalentes.

Le chiffre 8, qui est le double de 4, apparaît également dans les dessins ; les arbres comportent huit branches, les fleurs huit pétales. Mais ce 8 est très souvent dessiné à l’horizontale, ce qui l’apparente au signe de l’infini. Or, Xatkevich l’investit aussi d’une autre manière : il remarque que cette forme épouse parfaitement celle des yeux. Ce 8 allongé souligne en effet le regard, il le creuse, semble le tourner vers l’intérieur, vers la mémoire et les souvenirs. Car, si Alex Xatkevitch prétend parfois s’inspirer d’illustrations, c’est surtout à sa mémoire qu’il fait appel. C’est ce qu’il affirme.

Certains chiffres lui plaisent plus que d’autres parce qu’ils renvoient à une beauté pure, comme les matériaux bruts ou les minéraux qu’il affectionne, argent, acier, platine, argile et surtout les diamants avec leurs angles acérés, très présents dans l’œuvre. Ainsi, au dos de l’un de ses dessins, est écrit : « Les 44 meilleurs chiffres sont à trois côtés égaux. Et il y a aussi un très beau diamant rouge que les femmes apprécient.[…]Beaucoup de temps a passé et les gens sont devenus plus intelligents. Ils ont appris à compter, à écrire et à lire. Et ils se sont aussi organisés. Ils se sont même améliorés. » Ou encore : « Ces figures sont magnifiques grâce aux angles » et « Il faut savoir que tout ce qui apparaît aurait pu être bien fait ». Malgré la brutalité du monde à son égard, Xatkevich continue de croire en sa pureté, en sa bonté et en son progrès… On comprend aussi ici que tout se répond en un système raisonné et qui cherche à faire sens – pour preuve les textes descriptifs et explicatifs que l’auteur développe soigneusement au dos de ses dessins, telles les partitions de son système bien rythmé.

 

Inventorier les souvenirs

La présence de chiffres dans l’œuvre est évidemment une forme de discours sur le temps. Ils se manifestent aussi par le nombre d’éléments représentés sur la page qui prend alors des allures d’inventaire. Les inventaires sont récurrents dans la production plastique de ceux qui vivent enfermés. Rien d’étonnant : quel que soit son sujet, l’inventaire rappelle les petites croix que le condamné trace sur le mur de sa cellule.

L’inventaire s’apparente à un compte à rebours et à une réflexion sur la finitude humaine : tentative de donner sens au temps qui passe ou mise en exergue de son caractère absurde et désespéré. Il incarne le dénuement comme la volonté d’aller à l’essentiel, de faire table rase, de repartir de ce que l’on possède de manière inaliénable. Et pour Xatkevich, cette possession inaliénable, c’est sa mémoire. « La seule chose que je possède, c’est ma propre mémoire. Ma conscience vivante a la puissance d’exactement la moitié de mes espaces infinis de vie », écrivait-il le 13 décembre 2013. Ses souvenirs sont en effet sa force, sa seule possibilité d’évasion et une manière d’introduire une part d’infini dans sa situation d’enfermement.

Ces inventaires ont quelque chose de figé qui produit un certain malaise, un peu comme une planche de papillons épinglés. Mais finalement c’est bien ce que fait la mémoire avec les souvenirs. Si l’on peut trouver une part enfantine, naïve, scolaire dans les dessins de Xatkevich, cette application innocente se mêle à une angoisse spécifiquement adulte. On retrouve la sensation que l’on éprouve face aux automates ou aux poupées, un troublant mélange de ressemblance humaine et de morbidité (le film d’horreur s’en est copieusement emparé…).

Ainsi, malgré l’optimisme naïf de Xatkevich, sous la volonté confiante de reconstruire le monde à partir de ce qu’il nous offre de simple et pur, de beau et bon, sourd une angoisse existentielle, humainement partagée mais crûment éprouvée par l’auteur au fil de sa désespérante destinée.

 

L’homme qui savait ce qu’aiment les femmes…

Dans les œuvres d’Alex Xatkevich, il y a des chiffres, des objets… et des femmes.

Quand on lui demande si ces femmes sont des portraits, il répond : « Non, elles sont inventées. J’avais l’habitude de faire quelques croquis d’après des journaux, mais même alors j’essayais de ne pas les copier. » Xatkevich n’est pas dans l’imitation, il est dans l’invention. Il n’essaie pas de rendre ses personnages ou les scènes qu’il représente ressemblants ou vivants. Il invente en fonction de ses critères personnels, de son propre système, ce qui lui donne une manière singulière et situe immanquablement sa pratique du côté de la création – « brute », puisqu’inculte.

Les femmes sont intimement liées à l’ensemble de l’univers de Xatkevich, elles y règnent même en maîtresses. Figées et fardées, elles ne sont pourtant pas là pour donner le frisson, elles prennent plutôt des allures d’icônes, inatteignables car symboliques. Elles apparaissent sous forme de portraits en buste, toujours de face, entourées d’objets, et si cette figure féminine n’est pas au centre de la composition, c’est elle qui attire le regard en premier à cause de son regard précisément, qui nous regarde… De sorte que l’on a l’impression que tout ce qui l’entoure lui est destiné. Les femmes sont également mises en scène dans d’autres types de composition, où elles sont au centre et en pied : là, ce sont elles qui détiennent les objets qui sont en général des fruits, des fleurs, ou alors elles sont installées  dans une salle de classe et y règnent en maîtresses d’école… Quoi qu’il en soit, elles sont promesses d’abondance ou bien elles en sont les destinataires. Xatkevich les dote d’un généreux maquillage et d’une manucure complète et leur offre toutes « les choses que les femmes aiment », comme il le dit lui-même. Fruits, fleurs, gâteaux, bijoux, diamants, lingots d’or, jouets et finalement tout ce que Xatkevich semble qualifier de beau et bon, tout ce qui pouvait lui faire envie quand il était petit garçon et adolescent. Ce qui nous incite à relier ces femmes à l’amour maternel. À cause aussi de la présence de ses maîtresses d’école qui représentent souvent une autre figure maternelle et parce que Xatkevich évoque sa propre mère en prenant parfois son nom de jeune fille pour signer ses dessins – hommage à celle qui, rappelle-t-il, est morte au printemps 1983, soit l’année même où il sortait de prison… Les dessins pourraient être une forme de réparation de cette relation perdue, un témoignage d’amour – dont Xatkevich a une conception bien précise : c’est « une vibration des âmes à l’unisson », et il précise qu’il a tiré cette définition d’un livre.

Ces femmes relient finalement tout ce qui compose l’univers de Xatkevich : tous les objets qu’il aime et qui représentent ses souvenirs d’enfant ou d’homme libre mais aussi le temps et les chiffres. Au dos de l’un des dessins, il écrit : « Belle dame de 39 ans dans la salle de classe. Il y a longtemps, elle avait 1, 2, 3, 4, 5, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 14, 15, 17, 18, 19, 20, 22, 23, 24, 25, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 37, 39. » Il prend bien soin de ne sélectionner que les chiffres qu’il trouve « beaux » et ajoute : « Toutes les femmes de toutes tailles et de tous âges se souviennent de tout très clairement ; les petites filles se souviennent aussi de tout. » Les chiffres, les souvenirs et le temps qui passe….

Enfin, cette bienveillance dont Xatkevich dote les femmes, il semble la destiner à tous. Lorsqu’on lui demande la raison de la présence d’une soucoupe volante dans ses dessins, il explique qu’il peint généralement « avec de bons souhaits pour l’avenir » : c’est ce que symboliseraient ces extraterrestres… Dans ce monde, Xatkevich se voit comme « neutre et blanc » à l’image de son propre « drapeau » qu’il dessine aux côtés de celui de la Lettonie et de la Russie, mais aussi celui de la Grèce qui symbolise la confiance en la civilisation… Rien n’est anodin, décidément, dans ces dessins.

 

Ainsi, Xatkevich invente son œuvre pour un monde meilleur en lui donnant des allures d’offrande. Quant à lui, il projette sa libération, sans doute fantasmatique : « En liberté, je vais continuer à peindre, je ne vais probablement pas rester tout le temps dans cet hôpital. Là-bas, comme ici, je vais probablement passer mon temps libre à peindre. La vente de tableaux est également nécessaire. Nous n’avons pas le communisme, et nous ne l’aurons jamais.  Maintenant, nous avons une démocratie, un système démocratique. C’est pourquoi, je… tout le monde a besoin d’argent… » Parole d’artiste, juste et pragmatique.

 

* “The Answer to the Ultimate Question of Life, the Universe and Everything is 45.” Douglas Adams,The Hitchhiker’s Guide to Galaxy, 1978.

** Toutes les citations sont issues du film …

 

Céline Delavaux, août 2020